Il y a quinze jours, Xavier Niel a créé l’événement en annonçant le lancement de 42, une nouvelle école d’informatique, entièrement gratuite et ouverte à tous, sans diplôme (avec toutefois une double sélection à l’entrée). Son but ? Révolutionner l’enseignement supérieur de l’informatique en France, en recrutant et formant des petits génies de l’informatique qui n’ont pas réussi dans le système scolaire. Alors, que penser de cette école ?
42 semble proposer un programme très complet et exhaustif (mais les élèves n’auront pas besoin de le suivre intégralement), sur trois ans, et ceux qui en auront assimilé l’intégralité sortiront de l’école avec un bagage de haut niveau, et l’enseignement basé sur des projets devrait entrainer les élèves à travailler en équipe, pour être opérationnels dès leurs débuts professionnels, tandis que la sélection à l’entrée, qui semble plutôt rude (un mois de stage intensif, menant à l’élimination des trois quarts des candidats), devrait garantir que les élèves de 42 seront tous des passionnés, ce qui est loin d’être le cas de toutes les écoles d’informatiques… Ceci devrait offrir une certaine facilité à trouver du travail pour les élèves sortants, à condition toutefois que les entreprises reconnaissent une certaine valeur à cette école, ce qui est loin d’être certain. Un cabinet de recrutement promet déjà des salaires d’embauche de 45k€, mais difficile d’accorder beaucoup de crédit à une telle promesse alors que l’école n’a même pas encore ouvert ses portes… et les promesses n’engagent que ceux qui y croient ! Du coup, s’engager pour au moins trois ans d’étude, sans trop savoir quelles seront les débouchées risque d’en refroidir plus d’un, et de pousser ceux qui en ont la possibilité à se tourner vers des filières plus classiques…
La gratuité est bien entendu un avantage important par rapport à bon nombre d’écoles privées, qui facturent leurs enseignements entre 5 et 10 000€ par an, mais il faut par contre garder à l’esprit que l’école est située en plein Paris, et que vu le programme plutôt intensif, les élèves auront sans doute intérêt à loger à proximité de l’école, pour pouvoir y passer un maximum de temps (elle sera d’ailleurs ouverte 24h/24) sans perdre du temps dans les transports. Compte tenu du coût de la vie parisienne, c’est un point qui est loin d’être négligeable, et une école publique de province, malgré ses quelques centaines d’euros de frais de scolarité, reviendra en fait bien moins chers aux étudiants les moins fortunés, d’autant qu’elles peuvent ouvrir le droit à certaines bourses, ce qui ne sera probablement pas le cas de 42, au moins dans un premier temps, puisqu’elle ne délivre pas de diplôme reconnu par l’État (elle ne délivre en fait pas de diplôme du tout…).
Mais là où Xavier Niel se trompe peut-être le plus, c’est finalement sur les causes du déficit de développeurs en France. L’homme d’affaire pointe du doigt le fonctionnement du système éducatif français, avec des grandes écoles trop coûteuses ou à la formation insuffisante, ou encore trop difficile d’accès (prépas…). Si c’était la seule raison, 42 pourrait effectivement changer les choses. Mais n’y a-t-il pas aussi tout simplement un manque de vocation ?
Tout d’abord, les différents métiers de l’informatique souffrent d’un certain déficit d’image : la caricature du nerd boutonneux à lunettes à la peau dure, ce qui ne motive sans doute pas les jeunes à se lancer dans ce domaine.
Ensuite, il y a la question de la rémunération… Les lois de l’offre et de la demande font que, normalement, en cas de déficit de développeurs, les salaires devraient s’envoler. Mais ce n’est pas le cas, et pour moi, c’est bien là que ce situe le gros problème. Dans les grandes entreprises françaises, le développeur, quelque soit son niveau de compétences, est souvent considéré comme un employé du bas de l’échelle. Du point de vue hiérarchique, c’est normal, un simple développeur n’ayant que peu de responsabilités, et pas d’équipe sous ses ordres. Mais l’échelle des rémunérations étant calquée sur celle de la hiérarchie, le développeur se retrouve aussi quasi systématiquement à être le moins payé. Même avec bien plus d’expérience et des compétences clés, un développeur sera quasiment toujours moins bien payé que son manager. Une situation qui est totalement différentes dans d’autres pays, notamment aux USA, où il n’est pas rare d’avoir des managers moins payés que les managés. Cette échelle des salaires basés sur la hiérarchie a tendance à pousser les développeurs à vouloir monter dans l’échelle, et donc à finir par ne plus faire de développement !
Résultat des courses, les ingénieurs informaticien sont parmi les moins payés des ingénieurs en France (voir par exemple cette étude de la Conférence des Grandes Écoles), malgré la demande, et un développeur de plus de 40 ans est trop souvent vu comme quelqu’un n’ayant pas eu les compétences pour grimper les échelons, et est alors mal considéré, alors qu’il n’a peut-être tout simplement pas voulu grimper, et est fort d’une expérience particulièrement riche, qui n’est pas valorisée à sa juste valeur.
Plutôt que de créer une école gratuite, il aurait donc peut-être été plus efficace de promouvoir de façon plus globale les métiers de l’informatique, pour les revaloriser, aussi bien du point de vue pécuniaire que du point de vue de l’image. Mais il est vrai que revaloriser les salaires à la hausse n’est pas vraiment dans l’intérêt du patron d’une entreprise employant des centaines d’ingénieurs informaticiens…
La question de la reconnaissance du cursus 42 à l’étranger reste également ouverte… L’impact médiatique de la création de cette école pourrait être suffisant pour qu’elle soit reconnue en France, mais qu’en sera-t-il pour ceux qui souhaiteront continuer leur carrière à l’étranger ? Le monde de l’informatique reste très centré sur les États-Unis, et même si Xavier Niel semble vouloir que ça change, certains postes intéressants risquent d’être encore longtemps cantonnés au territoire américain. Et même si outre-Atlantique le diplôme semble avoir moins de poids dans le recrutement qu’en France, arriver sans diplôme et après un cursus de seulement trois ans risque d’être un sérieux handicap…
Enfin, quid de la pérennité de 42 ? Une école met du temps à construire sa réputation, et pour ça, il faut donc qu’elle survive suffisamment longtemps. Xavier Niel a mis 20 millions d’euros sur la table et dit être prêt à en mettre 50 millions de plus sur dix ans, même s’il préfèrerait que d’autres entreprises mettent la main à la poche. Mais si ce n’est pas le cas, ces 70 millions seront-ils suffisants pour assurer la survie de l’école ? Xavier Niel continuera-t-il à signer des chèques après ses dix ans ? Et même avant, 70 millions seront-ils vraiment suffisant pour assurer une formation de haut niveau ? Avec 1000 élèves par promotion et une scolarité de trois ans, ce seront 3000 étudiants qui seront assis sur les bancs de 42 chaque année. 70 millions d’euros sur dix ans ne font donc qu’un peu plus de 2300€ de budget par an et par élève, ce qui me semble bien maigre à côté du budget des écoles existantes, qu’elles soient publiques ou privées…
Au final, si l’intention reste louable, il faudra sans doute du temps avant de savoir si Xavier Niel peut réussir son pari, en espérant que ceux qui auront sacrifié trois ans pour suivre ce cursus n’auront pas perdu leur temps et bénéficieront de vrais débouchés…