Troisième et dernière partie de cette Question Technique abordant sous plusieurs aspects le réseau des réseaux. Intéressons-nous cette fois-ci à des notions très importantes telles que le peering ou la neutralité du Net.
Comme on l’a vu dans la première partie de cet article (la seconde partie se trouve ici), Internet n’est pas vraiment un réseau mondial, mais plutôt une interconnexion de multiples réseaux plus ou moins indépendants, les Autonomous Systems (AS). D’où son nom d’ailleurs, le « inter » venant de « interconnected » et non de « international » comme on pourrait le penser. Chacun de ces AS est confié à un opérateur, qui peut lui-même éventuellement confier des sous-réseaux de son AS à différents autres opérateurs.
Tant que les échanges de données se font entre deux machines connectées à un même sous-réseau, tout est très simple, c’est un seul opérateur qui a la charge de tout le trafic et qui doit gérer sa bande passante interne pour satisfaire ses clients. Mais dès que les échanges se font entre les réseaux d’opérateurs différents, les choses se compliquent… Il y a en effet différents types d’opérateurs, qui n’ont pas forcément des intérêts communs et se renvoient parfois la balle quand il s’agit d’investir pour améliorer les performances.
Les principaux types d’opérateurs
Les fournisseurs d’accès Internet
Les FAI sont les opérateurs qui permettent aux utilisateurs d’Internet de se connecter au réseau sans avoir à se faire attribuer leur propre sous-réseau.
Avec 2,5 à 3 milliards d’internautes, utilisant parfois plusieurs appareils, ces opérateurs sont largement majoritaires en termes de nombre de postes connectés au réseau. Leur trafic extérieur est très asymétrique, le flux de données entrant dans le réseau de l’opérateur est généralement largement supérieur au flux sortant, en particulier pour les opérateurs grand public.
Les clients de ces opérateurs sont en effet principalement là pour consulter du contenu sur le réseau, et émettent donc des petites requêtes en réponses desquelles ils reçoivent des gros paquets de données.
Les fournisseurs de contenus
À l’autre bout de la chaîne, on trouve les fournisseurs de contenus. Ce sont eux qui mettent à disposition des Internautes des pages web, des images, des vidéos…
Ils possèdent bien moins de postes (il est difficile d’en faire une estimation précise, mais le consensus actuel se situe aujourd’hui entre 100 et 200 millions de serveurs), mais ont un trafic extérieur du même ordre que celui des FAI. Leur trafic est également asymétrique, mais avec cette fois une dominante de trafic sortant.
La plupart des fournisseurs de contenus sont des hébergeurs, dont le rôle est de stocker et mettre à disposition les contenus produits par leurs clients. Les services ayant le plus de trafic sont par contre souvent propriétaires de leur propre réseau de distribution. C’est le cas par exemple de Google ou Amazon, qui en profitent d’ailleurs aussi pour proposer des services d’hébergement.
Les opérateurs de transit
Leur rôle est principalement d’acheminer les données à très haut débit sur de longues distances entre les fournisseurs de contenus et les FAI. Par exemple, ce sont généralement eux qui opèrent les câbles sous-marins qui assurent les connexions entre les continents.
Comme ils ne sont ni producteurs ni consommateurs des données qui passent par leurs réseaux, ces opérateurs ont un trafic externe quasiment symétrique, tout ce qui rentre d’un côté ressort de l’autre. Leur trafic interne peut par contre présenter une forte asymétrie, notamment au niveau géographique. Par exemple, un opérateur de transit assurant des liaisons entre les USA et l’Europe aura généralement plus de volume allant des USA vers l’Europe que de l’Europe vers les USA.
Pour compliquer un peu les choses, certains opérateurs peuvent cumuler deux casquettes, si ce n’est trois… Orange est par exemple à la fois un fournisseur d’accès, un fournisseur de contenu (Dailymotion par exemple) et un opérateur de transit (OpenTransit).
Les interconnexions
Pour que deux machines raccordées aux réseaux de deux opérateurs distincts puissent communiquer, il faut que ces deux réseaux soient interconnectés.
Il peut s’agir soit d’une interconnexion via un ou plusieurs opérateurs de transit, soit d’une interconnexion directe (peering).
Dans le premier cas, c’est l’opérateur de transit qui assume le gros du coût de transport des données, et il facture donc les opérateurs avec lesquels il effectue des échanges, généralement en facturant l’opérateur de destination des données en fonction de la bande passante utilisée hors pics de consommation.
Dans le second cas, soit les deux opérateurs connectent leur réseau entre eux (peering privé), soient se connectent tous deux à un même point d’interconnexion (IX, peering public). En général, chacun paie alors sa part de l’infrastructure d’interconnexion et il n’y a pas de facturation en fonction de la bande passante consommée. Ce principe s’applique entre tous types d’opérateurs, qu’il s’agisse de fournisseurs d’accès, de contenus ou de transit.
Les opérateurs n’acceptent toutefois le principe de la non facturation du trafic que s’il est à peu près symétrique, puisque les coûts sont alors partagés équitablement entre les deux opérateurs interconnectés. Or, avec l’explosion des usages multimédia sur Internet (principalement le téléchargement d’œuvres dématérialisées et la consultation de musique et vidéo en streaming), le trafic devient de plus en plus asymétrique, avec une domination du trafic des fournisseurs de contenus vers les fournisseurs d’accès.
Ces derniers sont donc de moins en moins enclins à payer pour l’augmentation de la capacité d’échange, estimant que ce n’est pas à eux de supporter le coût de cette infrastructure qui profite aux sites commerciaux qui se rémunèrent sur les visites qu’ils reçoivent. Ils proposent alors des contrats d’interconnexion payants. Mais certains fournisseurs de contenus estiment pour leur part que les opérateurs devraient financer cette interconnexion, puisqu’ils facturent un abonnement à leurs clients, clients qui seraient moins enclins à payer leur abonnement s’ils n’avaient pas accès à ces services… Lorsqu’il y a un tel désaccord, si aucun des deux opérateurs ne cède le lien d’interconnexion finit par saturer, et les utilisateurs constatent alors une dégradation parfois importante des performances d’accès aux sites hébergés chez le fournisseur de contenu.
Ces désaccords entre fournisseurs d’accès et de contenus ont été particulièrement médiatisés en France ces dernières années à cause des problèmes récurrents qui affectent l’accès aux services de Google depuis des opérateurs français, en particulier Free, mais ils ne sont pas complètement nouveaux. Il y a quelques années déjà, un tel désaccord était survenu entre Free et Orange. À l’époque, Free était en effet devenu un gros fournisseur du contenu, du fait du nombre important de sites hébergés sur son service de pages persos, ce qui avait provoqué un gros déséquilibre de trafic : Free envoyait bien plus de données à Orange que l’inverse, mais aucun des deux opérateurs n’acceptait de payer l’augmentation de capacité. Au plus fort de la « crise », l’accès aux pages perso Free depuis une connexion Orange avait même été complètement coupé… Une mesure extrême qu’aucun opérateur ne prendrait le risque de tenter aujourd’hui face à Google…
Les CDN à la rescousse…
Face à ces problèmes de bande passante, toujours plus fréquents, un type d’opérateurs bien particulier apporte un début de solution : les Content Delivery Networks.
Apparus à la fin des années 90, les CDN sont à mi-chemin entre les opérateurs de transit et les fournisseurs de contenus. Ils diffusent des contenus stockés sur leurs serveurs, mais qui proviennent des serveurs des fournisseurs de contenus.
Initialement, l’intérêt des CDN était surtout de répartir géographiquement les données pour réduire les temps de réponse : un fournisseur de contenu américain voulant s’adresser à un public européen avait intérêt à passer par un CDN disposant de serveurs en Europe, les paquets transitant à travers l’Océan Atlantique prenant quelques dizaines de ms de latence au passage. Lorsqu’un fournisseur de contenu utilise un CDN, les contenus sont chargés à partir du serveur du CDN le plus proche ou le moins chargé. Un grand nombre de sites à fort trafic utilise aujourd’hui des CDN, au moins pour servir les contenus statiques (images, etc…).
Les CDN sont également utiles aux fournisseurs de contenus qui subissent de très fortes variations de trafic, pour absorber les pics de charge sans trop de pertes de performance et sans avoir à investir dans une capacité de traitement plus importante, qui serait inutile en dehors des périodes de pic. Par exemple, lorsqu’Apple lance une nouvelle version d’iOS, téléchargée en quelques jours par des dizaines de millions d’utilisateurs, c’est le CDN Akamai, l’un des pionniers du marché, qui assure la distribution.
Dans le cadre des problématiques d’interconnexion, l’utilisation d’un CDN peut permettre de rééquilibrer le trafic en limitant le volume de données transitant entre les fournisseurs de contenus et les fournisseurs d’accès. Pour ce faire, le CDN installe des serveurs directement au sein du réseau du FAI. Ainsi, même si des milliers d’abonnés du FAI accèdent à un même contenu, celui-ci n’entrera qu’une seule fois dans le réseau. La consommation de bande passante externe diminue alors fortement, évitant de devoir augmenter la capacité. En interne, la consommation reste par contre inchangée, mais ce point est moins problématique, les saturations se faisant plus rarement sur le réseau interne que sur les interfaces externes.
Conscients de l’intérêt des serveurs CDN internes à leur réseau, certains FAI se sont d’ailleurs lancés eux même sur le marché du CDN, ce qui leur permet de mieux maitriser leur bande passante externe tout en facturant le service de CDN aux fournisseurs de contenus. En France, c’est le cas par exemple de SFR et d’Orange (via un partenariat avec Akamai). Le fait d’assurer lui-même le rôle de CDN permet aussi au FAI de faire des économies sur sa bande passante interne, en multipliant les serveurs de cache pour les placer au plus près des abonnés, réduisant ainsi la duplication des données dans ses tuyaux.
Et la neutralité dans tout ça ?
Si la tendance des FAI à multiplier les casquettes pour devenir aussi opérateur de transit, CDN, voir fournisseur de contenu est un gros plus du point de vue des performances d’accès pour les utilisateurs, elle soulève par contre plus que jamais le problème de la neutralité des réseaux…
En effet, selon l’origine du trafic, sa rentabilité n’est du coup plus du tout la même pour le FAI : une vidéo consultée via ses propres services de contenus lui rapportera plus que la même vidéo consultée sur un site client de son offre CDN, qui elle-même lui rapportera plus que la même vidéo lue depuis un site auquel il est connecté via peering, qui elle-même lui rapportera plus qu’une lecture depuis un site auquel il est connecté via un opérateur de transit…
Dans ce contexte, il est donc difficile de ne pas craindre pour la neutralité : les opérateurs seront forcément tentés de favoriser leurs contenus, soit passivement, en n’agissant pas pour résoudre les problèmes de congestion avec les services tiers, soit activement, en bridant les services concurrents…
Une crainte d’autant plus légitime que les législateurs hésitent encore entre consacrer la neutralité dans la loi ou au contraire autoriser explicitement des pratiques non neutres. Il sera donc particulièrement important de suivre l’évolution des débats techniques et politiques sur ce sujet dans les prochains mois et années, pour pouvoir réagir avant qu’il ne soit trop tard…
Bon, tout ça fait une put… d’usine à gaz, qui fonctionne quand même pas trop mal ; en tout cas, qui charrie des wagons de contenu dans tous les sens et qui les conduit à peu près à bon port. Comme l’Univers qui, à ce qu’il paraît, est en expansion, sans qu’il soit très clair (à cause de la matière et de l’énergie noire…) pourquoi ni jusqu’à quand, le Net digère de plus en plus de flux, ce qui, additionné, représente beaucoup de matériel mobilisé, d’infrastructures entretenues, d’énergie consommée, bref, de brouzoufs, d’oseille. A cette échelle, « la grosse argent », elle ne coule pas du ciel, elle vient des mains du gros business (qui les ont un peu pris dans nos poches mais ça, c’est une autre histoire). Les bonnes gens qui bossent là-dedans, leur métier, c’est de miser un et de rafler deux. Voyez venir la question ?
Après comment : combien ?
Et puis, il y a presque deux étages à la question de la neutralité :
– un aspect matériel : qui paye fait mumuse,
– un aspect droit fondamental de communiquer, d’informer, d’exister.
A méditer.
Merci pour ce petit rafraichissement, les cours de resal et OSI/X25/TCPIP etant un souvenir lointain 🙂
Et à la semaine prochaine, hein, avec un grand feuilleton pour le mois d’août, siouplaît ? (Sans blague, pliz !).